Les flammes des chandelles vacillaient dans la salle des banquets du château de Clairmont, projetant des ombres mouvantes sur les tapisseries brodées d'or et d'écarlate. Pénélope de Vauclair, tablier noué autour de sa taille fine, tenait un plateau de verres en cristal, ses doigts serrés pour masquer leur tremblement. Le parfum du vin épicé et des roses fraîchement coupées emplissait l'air, mais son attention était rivée sur le chandelier massif suspendu au plafond. Sa chaîne rouillée grinçait, un gémissement métallique qui faisait frémir les serviteurs. Cinq cents kilos, trente mètres de chute, trois secondes avant l'impact, calcula-t-elle en un instant, son esprit transformant le danger en chiffres. Une équation jaillit, lignes et courbes s'entremêlant comme une toile invisible. Coefficient de frottement : 0,4. Angle de tension : 72 degrés.« Pénélope ! »
La voix de Madame Clémence de Valnuit trancha l'air, aussi froide que le marbre du sol. L'intendante, droite dans sa robe noire austère, plissa ses yeux perçants.
« Cesse de rêvasser. Le banquet commence dans une heure, et ces verres ne vont pas se poser tout seuls ! »Pénélope baissa la tête, ses joues rougies par l'effort de rester invisible. Elle n'avait pas le droit d'agir. Dans le royaume d'Auregard, la magie était un privilège des nobles et des mages de l'Académie, un art interdit à une simple servante comme elle. Si le chandelier tombait, le banquet serait ruiné, et les serviteurs en paieraient le prix – des heures de travail supplémentaires, des remontrances, peut-être pire. Mais utiliser sa magie ici, sous les yeux des mages nobles aux capes brodées scintillant à la lueur des lustres, c'était risquer le bûcher. Elle ferma les yeux une fraction de seconde, ses lèvres murmurant des chiffres. Renforce la chaîne. Redistribue la tension. Sa main, cachée sous le plateau, traça un symbole dans l'air – un cercle parfait, traversé par une onde subtile. La chaîne cessa de grincer, le chandelier retrouvant son équilibre comme par miracle.« Par les astres, regardez-moi ce travail d'amateur ! »
À quelques pas, le jeune seigneur Étienne de Rochefort laissa tomber son grimoire sur une table, sa voix teintée d'arrogance. Ses cheveux châtains bouclés frôlaient le col de sa cape bleu nuit, et ses doigts pianotaient sur le cuir du livre.
« Ces sorts de lévitation sont d'une simplicité enfantine, et pourtant, personne ici ne les maîtrise ! »Pénélope retint un sourire. Enfantin ? Ajoute un coefficient de 0,3 pour la résistance de l'air, imbécile, pensa-t-elle, corrigeant mentalement le sort qu'Étienne tentait de lancer. Son grimoire, ouvert à une page de glyphes maladroits, trahissait son manque de rigueur. Les mages nobles se reposaient sur des formules apprises par cœur, mais Pénélope voyait la magie comme une danse de nombres, une symphonie de calculs qu'elle avait apprise seule, dans l'ombre d'une vie de servitude. Elle posa le plateau sur la table avec une précision calculée, alignant chaque verre à l'identique, comme si les lois de la géométrie guidaient ses mains.« Pénélope, toujours aussi lente ! »
Lisette, une servante aux joues rondes et aux boucles rousses, surgit à ses côtés, un panier de serviettes dans les bras. Elle baissa la voix, un sourire malicieux aux lèvres.
« Tu sais qu'ils t'appellent Lady derrière ton dos ? Avec ta façon de marcher, on dirait une duchesse déguisée en souillon ! »Pénélope tressaillit, son cœur s'accélérant. « Ne dis pas ça », murmura-t-elle, jetant un regard nerveux vers les nobles à l'autre bout de la salle. Lisette haussa les épaules, ignorant la tension dans sa voix.
« Oh, détends-toi ! C'est juste une plaisanterie. Mais avoue, tu fais tout trop bien. Ces verres, là ? On dirait une œuvre d'art ! »Pénélope força un sourire, ses doigts frôlant le bord du plateau. Trop bien, pensa-t-elle. C'était son erreur. Chaque tâche parfaite, chaque geste trop précis était un risque. Elle avait appris à ralentir, à feindre la maladresse, mais les nombres chantaient en elle, exigeant l'exactitude. Elle s'éloigna de Lisette, ses pas mesurés, et passa devant Étienne de Rochefort. Il releva les yeux de son grimoire, son regard glissant sur elle – non, pas sur elle, mais sur le chandelier. Ses sourcils se froncèrent, comme s'il avait senti l'écho de sa magie. Impossible, se répéta-t-elle, le souffle court. Les mages comme lui ne voyaient pas les servantes. Ils ne voyaient pas les équations cachées dans l'air.« Pénélope, tu traînes encore ! »
Madame Clémence surgit à nouveau, ses talons claquant sur le sol. Son chignon serré semblait tirer son visage en une grimace permanente.
« Si je te reprends à flâner, tu nettoieras les écuries jusqu'à l'aube. Disparais, maintenant ! »Pénélope s'inclina, son tablier frôlant le sol, et s'éclipsa vers les cuisines. Dans l'ombre du couloir, elle s'arrêta, posant une main sur son cœur. Trop près, murmura une voix dans sa tête. Chaque sort était un pari, chaque calcul un pas sur une corde raide. Elle ferma les yeux, et une image surgit, floue comme un rêve : un livre ancien, ses pages couvertes de chiffres et de symboles, trouvé dans une ruine des années auparavant. C'était là qu'elle avait appris, là que les nombres avaient commencé à chanter. Mais pourquoi elle ? Pourquoi une servante, née sans nom ni titre, pouvait-elle plier la réalité avec des équations ?Un bruit de pas la ramena à la réalité. Lisette apparut au bout du couloir, tenant une chandelle.
« Pénélope, tu viens ? Le cuisinier va nous écorcher si on tarde encore ! »
Son ton était léger, mais ses yeux scrutateurs, comme si elle cherchait quelque chose.Pénélope hocha la tête, suivant Lisette. Mais dans son esprit, une nouvelle équation prenait forme, plus complexe, plus dangereuse. Combien de temps avant qu'ils ne voient ? Les nombres chantaient, l'appelant à être plus qu'une servante. À être Lady Pénélope. Et pour la première fois, elle se demanda si elle pourrait toujours leur résister.